Diana
Ina van Zyl Diana
2022, huile sur toile, 50 ✕ 50 cm

‘‘BRIEFLY WILDLY HAPPY’’

du 18 janvier 2024
au 17 février 2024

Dans le film de Paul Haesaerts, Visite à Picasso, de 1949, nous voyons l’artiste en train de peindre sur une grande vitre tandis que Haesaerts filme de l’autre côté. Parmi les nombreuses images esquissées par des lignes fluides de peinture blanche, l’une d’elles représente la silhouette allongée d’une jeune femme. Picasso commence par peindre ce qui semble être une fleur sur une longue tige. Il ajoute ensuite les contours des jambes et des hanches autour de la « fleur » avant de dessiner la partie supérieure du corps. Ludique et sensuelle, l’énergie vitale du coup de pinceau de Picasso fait allusion à la fertilité du corps féminin, le reliant au monde végétal.

Une peinture récente d’Ina van Zyl, Goblet, de 2023, révèle d’une manière similaire ce lien fondamental entre la botanique et l’humain. Dans ce tableau, le sexe et les cuisses tronquées d’une femme, onctueusement peints dans les couleurs de chair et remplissant tout l’espace pictural comme une sorte de paysage, peuvent aussi être vus comme une fleur sur sa tige. Les lèvres glabres, dans des nuances de violet profond, peuvent nous évoquer les pétales d’une fleur sur le point d’éclore, tandis que les ombres sombres qui courent le long de l’intérieur des cuisses en constituent la tige. Une ouverture discrète entre les cuisses en bas de la toile donne à ce tableau de dimensions modestes une impression de profondeur et de monumentalité. Cette partie emblématique du corps féminin devient un portique, un passage par lequel la chair et la terre s’unissent en hommage au plaisir et à la force régénérative de la nature.

Des organes sexuels, des plantes, des fleurs, des morceaux de corps, des portraits en gros plan et des objets de la vie quotidienne, tels que des fruits ou un verre d’eau, font partie du répertoire d’Ina van Zyl depuis plusieurs années. D’un coloris souvent sombre, comme si une ombre avait été projetée sur la toile, ou inondées de verts ou de jaunes acidulés, ses peintures sont enveloppées de mystère, voire d’inquiétude. Alignées sur le mur comme elles le sont ici à la galerie Bernard Jordan, elles peuvent nous suggérer un déroulement narratif, mais c’est à chacun d’entre nous d’inventer son histoire propre, secrète, en cherchant des liens possibles entre une fleur sur le point d’éclore, les pieds nus provocants d’une femme aux ongles peints en rouge, un pénis en érection tendue, une cruche décorative, dont les contours et le modelage sont étrangement sensuels, et le regard pénétrant d’une femme qui se détache de l’obscurité.

Chacun de ces tableaux de formats intimes peut être vu comme un détail, un fragment significatif d’un évènement plus important qui a saisi l’imaginaire de l’artiste. Travaillant à partir de photographies qu’elle a prises elle-même, ou qu’elle a trouvées dans des livres ou sur Internet, Ina van Zyl se sert de ces images de référence comme des croquis préparatoires, s’en éloignant au fur et à mesure de l’avancement du tableau. Si sa prédilection pour le gros plan et son sens aigu de l’ombre et de la lumière rappellent peut-être son travail de bandes dessinées lorsqu’elle était encore étudiante dans son pays natal, l’Afrique du Sud , son emploi profondément personnel de la couleur communique l’intensité de l’acte de regarder et confère à chaque œuvre une charge émotionnelle palpable.

À première vue, le titre de l’exposition, Briefly Wildly Happy (Brièvement Follement Heureux), ne semble pas exprimer ce que nous ressentons en contemplant ces peintures étranges et émouvantes. Nous avons peut-être le sentiment que l’artiste nous entraîne dans les méandres de la séduction et du désir, ou qu’elle explore avec franchise la dimension érotique de la nature morte, faisant appel aux allusions sexuelles de l’abondance de nourriture et de fleurs dans les natures mortes hollandaises du 17ème siècle. Nous pourrions aussi être séduits par le rendu sensuel de la peinture, par sa texture et son aspect charnel, nous rappelant les paysages ondulants et les fleurs voluptueuses de Georgia O’Keeffe, ou encore les natures mortes sculpturales de Charley Toorop.

Les titres des tableaux d’Ina van Zyl peuvent également être suggestifs ou énigmatiques. Like A Flower (Comme une fleur), Before You Leave (Avant que vous partiez) et Trophy Hunter (Chasseur de trophée) nous amènent à nous interroger sur ce que nous voyons dans ces œuvres et sur leur éventuelle dimension critique. Les pieds « à la Barbie » dans Before You Leave, le collier de perles qui pendent du cou d’une femme dans Third Time Kneeling (Troisième fois à genoux) et le pénis en érection dans Trophy Hunter suggèrent des rencontres érotiques, mais en tant qu’images du corps fragmentées et détachées de tout contexte, nous ne pouvons pas savoir ni ce qui s’est passé, ni ce qui se passera. Ces peintures captivantes titillent notre imaginaire tout en nous mettant en face de nos idées reçues sur la féminité et la masculinité. En effet, le titre Trophy Hunter renvoie à des croyances culturelles sur les prouesses sexuelles masculines en désignant le pénis comme un symbole de pouvoir et de domination.

Mais le pénis dans Trophy Hunter, avec son gland étrangement jaunâtre, tout comme la sensuellement peinte fleur-sexe dans Goblet ou le cou dans des nuances d’ocre et de vert dans Third Time Kneeling, peuvent évoquer des sortes de plantes, nous ramenant au lien entre la nature et le corps humain, et à l’énergie vitale de la femme-fleur de Picasso peinte sur la plaque de verre. Ina van Zyl capte l’hypersensibilité de la chair gorgée et de bourgeons sur le point d’éclore avec une puissante présence tactile. Ses peintures peuvent même être vues comme des natures mortes, nous rappelant la brièveté de la vie tout en célébrant les courbes délicates d’une feuille ou le teint violacé d’une veine sous la surface de la peau. Nous pourrions aller jusqu’à dire que son travail est un hommage à la beauté de la vie à travers le processus de la peinture, et nous pouvons imaginer son exaltation lorsque, après le long processus du regard, du modelage de la couleur et de l’invention de la lumière, le tableau semble vibrer de sa vie propre. Si nous nous attardons sur ce que nous voyons en contemplant ses peintures, nous pourrions nous aussi nous sentir comme l’artiste elle-même au moment de terminer son tableau : brièvement follement heureux.               

Diana Quinby