Sans titre (062)
Paul van der Eerden Sans titre (062)
2022, Mine de plomb, crayon de couleur sur papier, 20 ✕ 11,9 cm

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du 16 février 2023
au 25 mars 2023

Les dessins de Paul van der Eerden, ou comment déambuler dans une effroyable jouissance

Le choix des œuvres de cette exposition s’est fait un après-midi de janvier, parmi la cinquantaine de dessins récents – toujours de tailles modestes – envoyée par Paul van der Eerden à Bernard Jordan. Une fois déployés au sol de la galerie, un constat s’impose : les dessins sont bons, très bons, des groupes se forment naturellement et les ruptures potentielles sont intéressantes. Alors, comment faire la sélection ? C’est là que le travail du galeriste, laissé maître de ce choix par l’artiste et fort de leur relation de longue date[1], opère pour composer les ensembles qui s’offrent à nous aujourd’hui. 

Le goût et l’intuition présidant pour beaucoup, la sélection se fait sans idée préconçue, à l’œil, peut-être un peu à la manière dont travaille Paul van der Eerden, spontanément, se laissant guider par le dessin lui-même et son évolution sur la feuille. Il dit d’ailleurs : « Il n’y a pas vraiment d’idée ou de plan derrière tout cela. Je commence juste à dessiner et puis les choses évoluent et suivent leur propre chemin jusqu’à ce que ça s’arrête, jusqu’à ce que l’élan soit passé[2]. » Pas d’idée ni de plan préconçu, mais des qualités virtuoses de dessinateur. C’est un fait, pas un sujet de vanité ni de gêne. C’est une capacité à s’extraire du caractère besogneux du travail pour se concentrer sur le pur plaisir de faire un dessin. D’en faire un, deux, cinq, dix, cinquante, car Paul van der Eerden travaille beaucoup. Se concentrer surtout sur le pur plaisir de la ligne sinueuse qui va dessiner des corps schématisés et/ou fragmentaires, des motifs abstraits ; le pur plaisir, aussi, de l’aplat qui, quand il est réalisé aux crayons de couleur, se dote d’un effet velouté qui adoucit la brutalité de ce qui est représenté.

Des motifs récurrents apparaissent au fil des feuilles : beaucoup de personnages – certains aux regards qui transpercent, parfois en plein ébat sexuel ou dans des postures qui peuvent être agressives –, des parties génitales, des corps morcelés, des corps-machines sexuées. Le mode de représentation est frontal, mais une distance s’instaure car Paul van der Eerden ne dépeint pas de scènes. S’il y a plusieurs niveaux de lecture à mesure que le regard déambule dans ses dessins, on ne peut pas dire qu’ils soient narratifs. Ils proposent plutôt des situations, autant de visions, parfois cauchemardesques, qui parlent de la condition humaine et de ses affres, de ses fantasmes et de ses angoisses, de l’absurdité du quotidien, de la violence qui s’immisce en nous et entre nous. Et quand Paul van der Eerden intègre du texte à ses dessins, c’est dans souvent descriptif , voire des commentaires sur ce qui est dépeint. Les mots apportent un niveau de sens supplémentaire, mais peut-être pas tant pour véhiculer un message que pour le plaisir de dessiner des lettres et de les fondre dans l’image. 

Peu importent les éléments reconnaissables, le degré d’anthropomorphisme et de lisibilité, ce n’est pas complètement de ça qu’il s’agit. Les dessins de Paul van der Eerden parlent avant tout de dessin en soi. Qu’ils soient figuratifs ou abstraits, ce qui est représenté est un prétexte. Ils ne racontent aucune autre histoire finalement que celles des lignes, des aplats et des blancs qui les composent. Ces derniers, les blancs, revêtent d’ailleurs une importance primordiale : ils permettent au regard de naviguer entre les lignes, les formes et les couleurs, et de se situer dans le dessin. Guillaume Degé dit justement du travail de Paul van der Eerden qu’il « bricole une cosmogonie portative dont les césures, les blancs, sont aussi éloquents que les parties habitées. La balance continue entre ce qui est rempli et ce qui ne l’est pas apporte une architecture de contre-formes, de respirations inévitables de la parole[3]. »

Les dessins de Paul van der Eerden parlent également de leur propre histoire, qu’elle soit de l’art ou personnelle. On peut y déceler, ou plutôt y sentir – car rien n’est dit de manière évidente à ce sujet – le goût de l’artiste pour le dessin ancien, une certaine imagerie issue de l’art médiéval, pour les arts premiers et singuliers, ou encore la bande dessinée. Il manie cette érudition et ces influences avec une grande liberté, les laissant infuser son travail, sans s’y imposer.

Johana Carrier, Paris, janvier 2023


[1] Cela fait 25 ans qu’ils collaborent et cette exposition sera la 11e ou 12e à la galerie. Bernard Jordan n’était plus sûr, cela fait tellement longtemps, il y a eu tellement d’expos…

[2] Paul van der Eerden cité par Patty Wageman, « Read while looking slowly », paru dans cat. Sad Alchemy, Eelde, Museum De Buitenplaats, 2018, p. 65 [Tdl’A].

[3] Guillaume Degé, « Miroir et alouettes », paru dans Les Cahiers DessinésPaul van der Eerden : Poudre aux moineaux / Dust for Sparrows, Paris, Buchet-Chastel, 2009, n. p.