
2023, Acrylique sur papier , 90 ✕ 64 cm
Alain Sicard – ‘‘Plié en deux’’
au 12 avril 2025
C’est peut-être ce qui nous frappe en premier lieu en regardant les récentes peintures sur papier d’Alain Sicard : ce pli horizontal qui bissecte la feuille, attirant notre attention sur sa souplesse, sa légèreté. Cette finesse du support papier semble être en contradiction avec l’apparente matérialité et la profondeur onctueuse de la peinture. Alignées au mur à intervalles réguliers, dans l’atelier de l’artiste ou ici à la galerie Bernard Jordan, ces œuvres de dimensions moyennes, de formats verticaux, peuvent nous évoquer les pages d’un livre, voire des carnets de dessin grand ouverts, nous invitant dans un espace intime, celui de la pensée de l’artiste. Celui-ci explique que ce pli est arrivé de manière « fortuite » dans sa pratique. « Au lieu de couper une feuille en deux, je l’ai, par paresse, pliée en deux, me promettant de réaliser la coupe plus tard . » Mais en ouvrant sa feuille, il a découvert ce pli qui dessine un trait, crée une ombre, s’intègre à la composition picturale. Sans pour autant être systématique, plier sa feuille en deux est ainsi devenu un geste préparatoire parmi d’autres, qui fait partie du processus de conception de ses peintures.
Depuis une vingtaine d’années, Alain Sicard développe une approche très personnelle de la peinture. S’il peint parfois sur toile, son support privilégié est le papier, notamment un papier couché, lisse, comme celui qu’il a utilisé pour les peintures exposées ici. Sur sa feuille, il étale d’abord une couche de liant acrylique liquide, dans laquelle il exécute, en quelques minutes, une première peinture, tant que la matière colorée reste humide. Cette technique, nommée « alla prima », ou « au premier coup » en français, désigne un procédé davantage adapté à la peinture à l’huile, le temps de séchage de celle-ci étant plus long que celui de la peinture acrylique. L’artiste s’assigne le défi d’agir rapidement, dans un état de tension et de lâcher-prise.
Alain Sicard est cependant rarement satisfait de la première peinture réalisée, et avant que celle-ci ne sèche, il la détruit par plusieurs passages de rouleau à peindre, pour pouvoir en commencer une autre. Le papier couché lui permet d’effacer le sujet, et de recommencer tant que la matière reste humide. Il décrit ses séances de travail comme des successions « de réalisations / destructions de peintures », l’œuvre finale étant nourrie des étapes précédentes. Enrichies d’applications et d’effacements répétés, ses peintures retiennent en filigrane des traces de leur propre élaboration, leur conférant une profondeur et l’illusion d’une matière. Décider du moment où le processus est terminé et que le tableau « tient » – ce qui n’est pas sans susciter des doutes et des questionnements – exige une certaine prise de risque, car la couleur, une fois sèche, ne peut plus être retravaillée sans perturber le résultat que recherche l’artiste.
La matière à la fois texturée et lisse de ses peintures peut nous évoquer l’aspect d’un tirage photographique. Cela fait référence à la pratique de prise de vue de l’artiste dans les musées, qui est à l’origine même de ses œuvres. Les plis, les marges blanches des peintures, en écho aux livres d’art, font partie de ses référents. Depuis de nombreuses années, Alain Sicard ne cesse d’arpenter les salles des musées, de visiter des expositions, en France et en Europe, et de photographier des œuvres, de tous genres, de toutes factures, de toutes époques. Il peut photographier l’œuvre entière, un détail, ou sa situation dans la salle d’exposition, entourée d’autres œuvres. Il s’autorise même à modifier les couleurs de ses photographies, « dans un souci mélioratif très personnel », peut-être aussi pour s’approprier l’œuvre. Il a constitué jusqu’à présent une banque de plus de deux mille images qui nourrissent sa pratique. Cependant, au moment d’entamer une nouvelle peinture, aucune œuvre en particulier ne lui sert de source. Ses gestes se déploient sur la feuille dans un élan expérimental et intuitif.
En promenant notre regard d’une peinture à l’autre dans cette nouvelle exposition, plusieurs de ces œuvres sur papier peuvent nous suggérer, par leurs tracés énergiques au pinceau, des bribes de mots ou une écriture illisible. D’autres, par la répétition de couleurs et de motifs, peuvent évoquer des détails remémorés de certains tableaux de l’histoire de l’art. D’autres encore, par leur géométrie fluide, semblent représenter des tableaux. Dans une peinture récente, 2.90.64.24.PA – les titres constituent un système d’identification composé d’un numéro, du format, de l’année, et de la technique de l’œuvre -, des formes rectangulaires aux bords flous et peints en couleurs vives – rouge vermillon, violet, vert, jaune – se superposent et se chevauchent de haut en bas de la feuille. Elles se succèdent dans l’espace, dessinent une profondeur et se fondent les unes dans les autres. Elles peuvent nous faire penser à l’ensemble des tableaux, tous confondus, que l’artiste a vus et stockés dans les recoins de sa mémoire. C’est une sorte de défilé du « musée imaginaire », une remontée à la surface de souvenirs des œuvres qui l’ont ému, qui nous ont tous émus. La géométrie qui ordonne la surface de la feuille est en plein mouvement, et risque de se dissoudre à tout moment dans la matière liquide de la peinture, comme la mémoire qui fléchit et, soudain, ne sait plus. Cette peinture nous interroge : que reste-t-il de nos pérégrinations dans les expositions ? Gardons-nous en tête les images précises de ce que nous avons vu ? Ou est-ce plutôt le souvenir de l’émotion ressentie devant une œuvre qui perdure en nous ? « Je suis spectateur de surgissements, de réminiscences, qui m’étonnent moi-même, (…) et j’ai même parfois du mal à en nommer les référents, ou comme j’aime à le dire : je les ai sur le bout de la langue ! »
Néanmoins, ces derniers réapparaissent tout au long de la séance de travail de l’artiste : Van Eyck, Velázquez, Watteau, Courbet, Matisse, Mondrian, Guston, Martin Barré, Shirley Jaffe… 2.90.64.24.PA, et d’autres peintures de l’exposition, peuvent même nous évoquer la thématique du tableau dans le tableau. La répétition concentrique des formes dans 22.90.64.22.PA dessine l’espace vertigineux de la mise en abyme, nous questionnant sur la peinture en tant que miroir. 4.90.64.24.PA, par la structure désordonnée des rectangles dans l’espace pictural, comme des tableaux qui rempliraient une pièce, n’est pas sans rappeler le thème de l’atelier du peintre. Il ne s’agit pas d’une représentation littérale bien sûr, mais d’une sorte de schématisation, une cartographie mentale de ce qui se passe lors de l’acte de peindre, dans laquelle notre regard peut cheminer à sa guise. Il semble que dans ce geste de plier et de déplier sa feuille, l’artiste nous ouvre un espace de réflexion, nous invite à partager son éloge très personnel de la peinture.
Diana Quinby
Mars 2025
1 2 3 4 « Les hommages d’Alain Sicard », entretien par Orianne Castel, Art-Critique.com, le 9 juillet 2024.