Bruno Rousselot
au 23 mars 2024
Lors de notre rencontre en janvier dernier, Bruno Rousselot était à Paris pour revoir l’exposition Van Gogh à Auvers-sur-Oise Les derniers mois au Musée d’Orsay. J’ai aimé comme il m’a dit « Par exemple, Van Gogh ne peignait pas son lit, il faisait une peinture ». Il est clair pour lui que le travail de Van Gogh était fondamentalement de peindre. Van Gogh n’exprimait pas tant des sentiments, comme on le pense si souvent, qu’il explorait des possibles. Il était un jusqu’au boutiste de l’expérimentation, un peintre et rien d’autre.
L’envie de Bruno de revoir l’expo Van Gogh rappelle qu’il allait écouter, à Vincennes, les cours sur la peinture de Gilles Deleuze alors qu’il était jeune étudiant . Certaines idées tirées des séminaires du philosophe ont ensuite été reprises dans son ouvrage, Logique de la sensation[1], où il évoque « la nature sombre de la couleur » déjà chère à Goethe.
L’expérience consistant à confronter les œuvres actuelles de Bruno Rousselot, ces blocs de couleurs enchâssés dans de grands rectangles disposés dans le plan de la toile est l’équivalent visuel de la vibration du gong frappé d’un maillet souple : le son se fait immédiatement l’ombre de lui-même, une réverbération du premier instant qui s’étire dans une harmonie grinçante. Les aplats de couleur, appliqués au rouleau sur des zones délimitées au ruban adhésif pour en maîtriser les contours et les débordements choisis, soulignent la transition douce de la sensation entre son et couleur. Dans la même veine, Deleuze décrivait la couleur comme temporelle plutôt que spatiale. La couleur contient ce quelque chose qui informe le corps à travers tous les sens. La peinture, cet autre corps.
Les artistes expérimentent l’œuvre d’art. Ils font des rencontres plus fortes que la vie en soi, parfois plus touchantes même que la rencontre avec l’autre ou la découverte d’un lieu nouveau.
Dans ses notes sur la peinture, Diderot écrit qu’une grande peinture a parfois besoin d’un sujet « sauvage, brut, saisissant, énorme ». Avant Paris et Deleuze, Bruno Rousselot était aux Beaux-Arts de Besançon. Alors qu’il visitait un jour le Kunstmuseum à Bâle en Suisse, il a vu le diptyque de Warhol, Black and White Desaster #4 (1963), sérigraphie acrylique, encre et crayon sur toile d’un côté, avec un panneau composé de 14 images sérigraphiées d’un accident de voiture légèrement superposées, juxtaposées à un monochrome de même taille de l’autre côté. A côté du Warhol figurait l’une des premières œuvres de Franck Stella, Morro Castle (1958), peinture émail noire sur toile dont le carré de lignes parallèles révélait la toile sous-jacente.
La violence ordinaire du tableau de Warhol, opposée à l’expressionnisme abstrait et à la frontalité brutale de Stella. Passeurs de cette double négation de la subjectivité et de la métaphysique, les étendards de la précédente génération ont changé le destin de Bruno Rousselot. A l’aune de cette rencontre fatidique, et tout autant parce qu’il voulait explorer d’autres sens, comme le goût mis en exergue dans le titre de son œuvre T. N°1321 240X96 qu’il a lui-même surnommée Pistache, il allait devenir un matérialiste, tournant le dos à la métaphore et au narratif. Au cours de ses premières études dans l’univers du cinéma, il semble avoir développé SON idée de la mise-en-scène, l’importance de ce que l’on dispose à l’intérieur d’un tableau, dans les limites du cadre.
Au cours de sa longue pratique des peintures murales, éphémères comme pérennes, il a développé une intimité forte avec les matériaux qu’il utilise pour chaque œuvre, comme lorsqu’il évoque sa fidélité à la « qualité supérieure des couleurs suisses » .
L’ouverture offerte au regard de ses œuvres murales est liée, me semble-t-il, à ses années américaines alors qu’il réalisait à la fois des wall drawings pour Sol Le Witt et travaillait comme peintre en bâtiment dans les appartements du voisinage. La pratique quotidienne d’un simple artisan en peinture dans un pays nouveau s’est transposée dans son travail et a fait naitre une admiration renouvelée pour la simple facticité de la toile et de la couleur. La ligne d’apprentissage et de réflexion qui s’est tracée entre deux cultures occidentales si différentes nous ramène à ses œuvres actuelles qui prolongent un projet au message clair : l’essentiel n’est pas tant le visuel que le sensuel, investi dans un érotisme du temps qui s’écoule.
Joe Fyfe
[1] Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Éditions de la Différence, 1981