Chic-a-chic 1
Olivier Passieux Chic-a-chic 1
2022, huile sur toile, 40 ✕ 25 cm

Mondo Pantocrator

Olivier Passieux
du 14 avril 2022
au 28 mai 2022

par Éric Loiret

Paris, le 15 mars 22

Cher Olivier,

Je suis venu deux fois dans ton atelier. La première fois, tu ne devais faire qu’une seule et même exposition, que tu reconduirais peu ou prou de l’École supérieure d’art Pays Basque à la galerie Bernard Jordan, où nous sommes à présent.

Mais finalement, tu as changé d’idée, car tu ne sais pas te reposer sur tes lauriers. Donc, deux expositions différentes. La première était rose, celle-ci est grise. Les temps ont changé. Elle s’appelle « Mondo Pantocrator ». « Pantocrator » est un adjectif grec qui veut dire « tout puissant » et on l’applique en général au Christ. Tu prévois de tapisser les murs de la galerie d’une moquette pour voiture. Pour la première exposition, tu m’avais montré un tableau, Le Monde rose poudré qui, finalement, n’a pas été accroché. Pour « Mondo Pantocrator », je suis revenu te voir et tu me dis que cette toile sera cette fois bien-là et une autre, provisoirement intitulée Tap Tap Tap. Elle est plutôt verte et ocre, tandis que l’autre est rose et bleue (je dis ça au cas où les titres auraient changé entre temps, pour qu’on les reconnaisse). Et aussi une nouvelle sculpture, produite exprès, intitulée Twisting Back Double Biceps.


Dans Le Monde rose poudré, on distingue le logo du journal Le Monde sur une page ou une façade. L’œuvre appartient à un ensemble qui traite de questions de communication. Dans mon texte pour  l’École supérieure d’art Pays Basque, j’avais écrit deux lignes que j’ai enlevées quand tu m’as dit que le tableau ne serait finalement pas là : « Rose est la couleur de l’érotisme, qui nous dit quelque chose du désir à l’œuvre dans toute communication, y compris dans les médias comme la presse, ici incarnée, c’est le cas de le dire, par le journal le Monde. »

Quand je t’ai revu, tu as été plus précis à propos du Monde rose poudré et de la question des médias. Tu as parlé d’une logorrhée qui se fait toute douce, une sorte de petite ritournelle qui nous accompagne en permanence : « c’est pour ça que dans cette œuvre il y a des petits fachos qui défilent tranquillement en bas, sous forme de tableaux à double entrée ». On retrouve le contrôle exercé par la com’ dans la série des Chouineurs : ils sont obsédés de post-it et de tableaux excel, ils ont mis la vie en grilles. En plus de ce contrôle sournois qu’on s’auto-inflige, il y a la vieille société disciplinaire : c’est Tap Tap Tap avec ses tourniquets de métro et sa contrôleuse à casquette et sifflet. Quant à la série qui va avec, Bunny Tap Tap Tap, elle « essaie de comprendre comment un corps peut fonctionner dans un tournoiement de matraques. »

Bien sûr, c’est une des interprétations possibles, car tu dis que tu as « la trouille du dogmatisme de l’exposition » et d’un sens figé, posé une fois pour toutes. Ton travail c’est donc aussi d’« essayer de ménager des ouvertures, des peut-être, des éléments qui se contredisent ou des pistes qui n’ont pas été suivies ». Cela se voit dans ta nouvelle manière depuis quelques années : il n’y a plus une toile sur laquelle tu projetterais un sujet, mais une circulation permanente entre toi, le geste pictural et le sujet, qui se co-créent sans cesse. Les transparences et les répétitions dans tes tableaux permettent aussi à chacun et chacune d’entre nous de doser le degré d’attention et de pénétration qu’elle ou il souhaite y mettre. Le sens est en couches.

Mais venons-en à la sculpture Twisting Back Double Biceps. C’est une figure viriliste du genre Conan le Barbare, musclée et guerrière, qu’on croyait finie et qui a fait un récent retour (1) sur la scène mondiale. Est-elle fille du contrôle et de la surveillance ? Au sommet de l’œuvre, on remarque la chevelure d’Arnold Schwarzenegger, acteur spécialiste des rôles de warriors bas du front. En guise de socle, l’empreinte moulée d’un frigo en terre cuite (son « corps archéologique » dis-tu) qui a viré au marron à la cuisson. Tu m’as expliqué que ce marron te rappelait très exactement la couleur (on appelle ça le « tan ») dont s’enduisent les bodybuilders pour capter la lumière et faire ressortir leurs muscles. Or quand tu étais petit, tu avais remarqué que, quand les athlètes se redressaient après avoir agrippé leur haltère, de petites lignes blanches se dessinaient sur leur ventre. Du coup, tu as mis au milieu des bouts de table basse en rotin pour rappeler ce dessin. Autre avantage du rotin, me dis-tu, c’est que c’est du bois avec l’idée de masse, mais que c’est flexible. Ça fait un passage « entre le viril et le précaire ». Quant aux coussins, généralement associés à la féminité, ce sont aussi les batailles de polochon, autre rite obligatoire de la masculinité ancienne dans les internats.

Tu m’as aussi dit que, comme toutes tes sculptures,Twisting Back Double Biceps découlait d’un espace domestique (la chambre d’internat, en l’occurrence). C’est vrai : dans mon premier texte, je parlais de « bouts d’arts décoratifs démodés » qui concentrent « toutes les promesses contenues dans les objets de notre enfance, à l’époque ou n’importe quel bout de plastique peut luire d’une aura étrange. » Mais j’avais zappé le côté Robinson sur son île mentale, qui fait avec ce qu’il a sous la main. Le bricolage, le recyclage qui permet d’obtenir cette « précarité » dont tu parles.

Il y a aussi un autre point sur lequel je crois qu’il faut qu’on revienne, cher Olivier, c’est Bourdelle. Tu m’as dit qu’on t’avait fait remarquer que tes sculptures étaient « totalement Bourdelle ». Tu m’as parlé du Centaure mourant (1914). de cet artiste. Je suis allé revoir les photos : c’est en effet le même mouvement que Twisting Back Double Biceps. « L’homme avec les cervicales brisées, as-tu expliqué, cette espèce de fragilité qui surjoue la puissance de l’animal ». Comme je connais très mal Bourdelle, je suis allé me renseigner sur cette sculpture. Déjà, il faut savoir que le centaure Chiron a été accidentellement blessé par une flèche d’Héraclès. Mais étant éternel, il est condamné à une agonie infinie. Son supplice cesse quand il échange avec Prométhée son éternité contre le droit de mourir. Je ne sais pas si c’est cette mort définitive que Bourdelle a voulu représenter, ou l’agonie. J’ai tendance à penser que c’est la seconde option. En effet, la première occurrence de Chiron dans son œuvre s’intitulait L’Esprit maîtrisant la matière et à propos du Centaure mourant, il écrit : « la matière et l’esprit s’entraidant font de l’homme un dessin surhumain » – une idée récurrente chez lui (« L’Art c’est l’homme liant la matière et l’esprit »).

Je ne suis pas sûr, cher Olivier, de te reconnaître dans l’appétit d’ordre de Bourdelle, pas plus que dans son amour pour Napoléon ou son désir de lier toujours « émotion et calcul ». En revanche, il y a sûrement quelque chose dans la tentative de marabouter la matière par l’esprit (le bricolage chez toi). Une agonie au sens étymologique : un combat, une angoisse. Et ça m’amuse de savoir qu’avant le Centaure mourant, il avait sculpté son célèbre Héraklès archer (1909). L’élan, puis, cinq ans plus tard, la flèche mal décochée. C’est l’humanité selon la célèbre formule de Beckett dans Cap au pire (1983) : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. »

Quant auxguerriers qui se croient pantocratores, la flèche ratée m’a rappelé la phrase d’un ouvrier qui s’exprime dans un documentaire d’Hassen Ferhani, intitulé Dans ma tête un rond-point (2015) : « S’il y avait plus d’hommes et de femmes bien, tu sais ce qui se passerait ? Ce serait la fin du monde. » Ce genre de philosophie paradoxale me semble te convenir.

Éric

(1) L’auteur fait référence à l’invasion de l’Ukraine par Poutine, alors en cours.