
2017, Acrylique sur toile, 170 ✕ 150 cm
Pierre Dunoyer & Dimitry Orlac – Tableaux
au 12 juillet 2025
Deux artistes connus mais discrets et menant une vie retirée entièrement consacrée à leur art, Dunoyer et Orlac, sont présentés dans cette exposition.
Chacun avec des tableaux de prime à bord bien différents : trois peintures au graphite de Dimitry Orlac, entre gris, noir et acier, profondes et comme scellées, et trois tableaux de Pierre Dunoyer avec chacun un fond monochrome sur lequel sont posés des signes-marques étranges, entre graphie, signe, geste sans qu’aucune appellation convienne et sans qu’on puisse dire s’ils sont posés, peints, dessinés. Qu’on ne soit pas surpris si d’entrée de jeu je procède selon une sorte de critique apophatique ou négative, comme les théologies du même nom qui s’attachent à définir Dieu à partir de ce qu’il n’est pas. Cette démarche apophatique s’impose dès lors que l’on a affaire à une recherche qui veut se démarquer de tous les critères habituels d’appréhension.
La présence de Dunoyer et Orlac ensemble dans cette exposition n’est pas un coup de galeriste ou de critique jouant leur propre carte, mais l’effet d’une volonté partagée et d’une connivence de très longues années dans un engagement à la fois pictural, esthétique et métaphysique.
Marqués entre autres par la pensée de Heidegger mais pas seulement, ils pensent que le tableau n’est pas un objet parmi les autres, pas un étant parmi les étants, mais un étant particulier laissant entrevoir l’Être. C’est tout juste si le tableau n’aurait pas pour eux quelque chose du fameux Dasein humain (l’individu fini) dont Heidegger fait le cœur de sa première philosophie, et qui est, lorsqu’il est authentique, ce par quoi apparaît l’Être. Je rappelle quand même à ce propos que l’on risque toujours de trop “humaniser” ce Dasein et qu’en allemand courant, que Heidegger n’ignore pas, Dasein ne veut rien dire de particulièrement humain mais seulement l’existence, la présence nue et brute, la pure présence, voire la factualité.
Une telle conception du tableau, qu’il faut bien dire métaphysique, doit se soutenir d’un ensemble de commentaires qui retirent l’œuvre de la banalité, qui la soustraient au monde des choses, avec la contrainte corrélative d’une soumission à un type de discours réfléchi qui expose au risque de la réjouissante critique wolfienne du “mot peint”. Pour parodier Tom Wolfe dans son livre de 1975, Bernard Jordan devrait à ce compte exposer aujourd’hui de grandes reproductions de pages de L’Être et le temps de Heidegger avec pour légendes de tout petits cartels reproduisant les œuvres de Dunoyer et Orlac…
J’affronte franchement l’objection parce que c’est une objection littéralement “de surface”, qui vaut pour la peinture photographiée. Le mot peint vaut effectivement des peintures photographiées. Alors que nous avons affaire là à deux énonciations, deux “statements”, délibérément réfléchis et apophatiques.
Dimitry Orlac propose trois “Tableaux /Graphites” réalisés sur du papier marouflé sur toile, recouvert d’environ 12 couches de graphite pur allant du 2B au 9B. Le passage du graphite (sur papier marouflé pour résister à l’usure) peut prendre des mois. Le tableau, à la dimension du “peintre” 196 cm X 136cm, est poussé jusqu’au point où il échappe à l’objet. Argenté, miroitant, fermé sur lui-même, obscur, en surface et aussi en profondeur, il ne peut être vu d’un coup, encore moins photographié. Il échappe au regard direct. Une texture visuelle profonde se donne et se dérobe et toute l’ascèse de Orlac consiste à s’approcher de cette irréalité. Les dates éloignées de réalisation des “Tableaux-Graphites” (1992, 1994, et 2025) disent la permanence-insistance d’une recherche à la fois soumise au temps et qui, en même temps, n’en a cure. Elle est dans le temps mais celui-ci n’a pas prise sur elle.
S’agissant d’un tel effort dans et hors du temps, sans limite, il vient à l’idée des parentés dans les pratiques des cinquante dernières années comme celles de Roman Opalka, de On Kawara ou de Hanne Darboven, mais ceux-ci visaient à montrer leur rapport au temps et à la finitude/infinitude du temps humain et du temps du monde. Chez Orlac, il en va différemment: c’est le tableau qui importe, pas l’artiste, l’ouverture à l’Être qu’il est, pas le monochrome ni la scansion du calendrier. Pour cette ouverture métaphysique et pas existentielle, la référence majeure et juste serait en fait à Agnès Martin.
Chez Pierre Dunoyer, sous des apparences tellement différentes, tout commence – si l’on peut dire – par un fond monochrome lisse et neutre. Pour cette exposition, l’un est blanc, un autre gris et un troisième jaune de Mars. La dimension, 170 cm par 150 cm, est celle d’un faux carré qui tout de suite déjoue l’identification de genre. Sur ce faux carré se détachent des formes variées, d’abord peintes en une matière légèrement épaisse et transparente blanche, posées sans qu’on puisse deviner un geste expressif ni un programme d’occupation de la surface, ni un hasard bien inspiré. La couleur de ces formes est pensée séparément et passée minutieusement dans un ordre lui aussi indéchiffrable. Comme pour Orlac, il faut souligner les écarts dans le temps de réalisation : le tableau “blanc” est de 2017, le “gris” de 2024 et le “jaune de Mars” de 2025.
Un “tableau-de-Dunoyer” – cette étiquette au moins ne peut être barrée – suppose un ensemble de soustractions qui permettent au tableau d’apparaître dans sa simplicité, d’avoir lieu dans sa simplicité, ce qu’en langage heideggerien on appellerait Ereignis, événement ou advenir, ou encore venue à l’ek-sistence. Dunoyer s’emploie à défaire la relation à un auteur comme personne s’exprimant – reste juste par la force des choses son nom. Il défait la relation causale à des opérations qui pourraient être déconstruites (le châssis, le monochrome, le signe, le geste). Il soustrait l’objet à l’idéologie – l’inscription du tableau dans une ou des histoires où il trouverait sa place : après Supports-Surfaces, après Matisse, après Greenberg -. Il le soustrait encore à un modèle de référence – tel chef-d’œuvre -. En d’autres termes, les négations s’accumulent pour que seul existe et subsiste le tableau: ni déconstruction, ni subjectivité, ni expressionnisme, ni histoire, ni chromatisme, ni matérialisme, ni représentation. Le tableau est nu de toute référence, de toute connotation, de toute implication.
Dit de cette manière apophatique, le tableau n’est que lui-même, un mode d’être au monde. Il est pur apparaître, comme le dit Dunoyer de tel tableau de Philippe de Champaigne, dont la mention, pour l’ascétisme et la distance que manifeste cette peinture, est on ne peut plus pertinente. Je me suis demandé à ce propos de quels autres tableaux on pourrait dire la même chose. Dans ma propre expérience, je n’ai trouvé que la Madonna da Sinigallia de Piero – encore trop madone peut-être – ou mieux, les personnages pensifs absents de Seurat dans La Grande Jatte. J’entends par là ces miracles d’apparition picturale où sont suspendus, mis entre parenthèses (l’épochè des phénoménologues), signification, référence, expressivité, histoire, sujet, portée symbolique, qualité chromatique, genre, pour ne plus laisser que le pur apparaître.
Évidemment, ce ne peut être qu’un miracle infiniment fragile et momentané, exactement de la même manière que l’épochè, la suspension de croyance propre au doute phénoménologique radical, est, elle aussi, fragile et momentanée – et même jusqu’à un certain point douteuse : a-t-on jamais réussi à atteindre ce point de suspension de toute croyance pour ne garder que l’apparition ou l’essence ?
Passé ce moment de raréfaction métaphysique, on va retomber dans le réel, revenir parmi les objets, parmi les étants ordinaires. Ce n’est pas pour autant un “retour à la normale”.
Quand la vie ordinaire reprend le dessus, retrouve ses droits, on ne revient pas à la banalité mais à une tradition esthétique qui circule à travers l’histoire, proche ou lointaine, celle du Spirituel dans l’art, qui va des peintures sur sable primitives aux mandalas, de Malevitch à Aurélie Nemours, de Opalka à Turrell, de Reinhardt à Agnès Martin. J’ai dit “tradition”, mais ce n’en est pas une à proprement parler, plutôt une constante, une basse continue, une dimension de l’activité artistique et de sa quête, où l’on trouve aussi bien des magiciens que des peintres. Il n’est en ce sens pas sans signification que Orlac et Dunoyer aient trouvé une partie de leur inspiration de départ et de la révélation de ce qu’ils voulaient faire autour des œuvres suprématistes qu’exposait le galerie Jean Chauvelin au début des années 1970.
Yves Michaud
le 29 avril 2025.