635-Blurriness (E.)
Nina Childress 635-Blurriness (E.)
2000, huile sur toile, 65 ✕ 54 cm

Lobody Noves Me

du 18 mars 2020
au 28 mai 2020
Fondation Ricard

L’actrice suédoise Britt Ekland, sex symbol, James Bond girl, mariée en 1964 à Peter Sellers, puis compagne de Rod Stewart à qui elle fut présentée par Joan Collins, fut l’une des célébrités les plus photographiées durant les années soixante-dix. Auteur du précis de beauté et de fitness Sensual Beauty: And How to Achieve It (1984), dont le visage fut, à la cinquantaine, remarquablement altéré par la chirurgie esthétique, elle est un personnage que Nina Childress a peint de manière itérative. C’est elle qui figure sur le carton de son exposition intitulée «Lobody Noves Me» à la Fondation d’Entreprise Ricard. Si l’on veut faire «parler la peinture», il y a par conséquent matière à envisager tout un tas de choses, avec Britt Ekland comme avec le panthéon de personnages qui peuplent l’œuvre de Nina Childress : des personnages ayant fait image, souvent des figures de la musique – Cher, Karen Chéryl, Kate Bush, France Gall – si tant est que cette liste ait un sens. Ce sont des visages familiers qui invitent à toutes sortes de récits, de réflexions, de considérations, des bombes narratives cependant pas nécessairement vouées à l’explosion. Childress, que les évidences ennuient manifestement, ne tarde en effet jamais à expliquer : «En ce qui me concerne, je n’ai pas vocation à faire une peinture universelle, sublime, essentielle, intelligente, donc il ne me reste que la liberté de faire ce dont j’ai envie : cela veut dire parfois peindre n’importe quoi n’importe comment[1].» et «On peut peindre n’importe quoi et j’aurais même tendance à penser qu’il vaut mieux peindre n’importe quoi si l’on veut que la peinture reste un peu excitante.» On comprend que le sujet ne doit pas excéder sa position d’«arrière-plan» et on comprend aussi, sans doute, une fatigue à voir la peinture (et avec elles tous les autres mediums) aujourd’hui si souvent réduite à son sujet, à ses significations immédiates, à ses messages bienveillants. Il ne faut pas compter sur Nina pour suivre cette route: «La politique, la sociologie, le féminisme, l’érotisme, sont des sujets qui a priori ne m’intéressent pas… et je ne suis pas près d’utiliser des écrans LCD.» Elle se définit elle-même comme «artiste peintre» – un terme volontairement désuet qui dit avant tout le refus catégorique de céder aux sirènes de l’époque – bon, il n’y aura pas d’écrans LCD. S’il doit y avoir un sujet à sa peinture, c’est la peinture elle-même – évidemment.

Ce «sujet», Childress le connaît plutôt bien, en tous cas elle a eu le temps de se familiariser avec son histoire, ses techniques, ses ruses et ses mutations depuis que, au début des années quatre-vingt, elle a commencé à peindre. «Il y avait ma grand-mère paternelle, du coté américain, Doris Childress. Une peintre amateure qui lorsqu’elle arrivait chez nous pouvait foncer acheter un châssis et des couleurs pour donner bonne mine à un mur qu’elle trouvait trop blanc. De l’autre coté, il y avait le troisième mari de ma grand-mère française, Georges Breuil, un peintre abstrait sans concession qui exposait en 1961 devant les usines de Renault à Billancourt. J’ai toujours été prise entre ces deux conceptions de la peinture[2].» Entre la déco et l’avant-garde (c’est-à-dire à l’endroit exact de l’art d’aujourd’hui) : tiraillement dont la trace se manifeste de façon littérale dans son œuvre tandis que d’une même image, Nina réalise deux versions qu’elle dit «Good» et «Bad» – la «Good» généralement hyperréaliste et flatteuse, la «Bad» plus volontiers expérimentale et grinçante. L’une servant de contrefeu à l’autre, éteignant ensemble, la question du style, ou plutôt la prenant à son propre piège. Il ne s’agit pas pour elle d’avoir tous les styles mais de convoquer tel ou tel dans l’intérêt de la peinture qu’elle envisage. Les «Bad» offrent souvent plus de complexité stylistique – les fond instruits de l’expressionnisme abstrait américain, les personnages plus «pop» ou «Bad Painting» (justement) et, à l’occasion, quelques stratégies picturales empruntées à Bernard Buffet. Difficile de ne pas penser à ce dernier face à la «reprise» par Nina Childress de la toile clé du Réalisme de Courbet, Enterrement comprenant un groupe de personnage la tête recouverte de sacs plastiques – non pas un message écologique mais une évocation de la façon dont le peintre se donna la mort. A moins qu’ils ne sniffent de la colle parce qu’avec Childress le sujet de la toile aussi est soumis à ce grand écart. Exercice qu’elle s’inflige volontiers dans ses nombreux autoportraits : Autoportrait au slip sur la tête ou Autoportrait avec la chevelure de Simone de Beauvoir, Autoportrait au pince-nez : il y a peu de limites qu’elle impose à sa fantaisie.

Nous ne savons pas bien ce que vont devenir les images à l’heure où nous pouvons, à une échelle domestique, les fabriquer de toute pièce, les «corriger», les éloigner de la réalité, les reproduire et les diffuser. Une grande partie de la peinture contemporaine s’interroge sur le devenir de la peinture à l’heure de ces images, en utilisant précisément les techniques et stratégies qui permettent l’apparition de ces images. Nina Childress procède de manière exactement inverse, en faisant confiance à la peinture pour trouver à la peinture une place contemporaine auprès de ces images.

Eric Troncy

[1] Interview Yannick Miloux, in Childress, Nina, Tableaux, édition Galerie Bernard Jordan, 2008

[2] Claire Moulène, «Une artiste peut en cacher une autre», Les Inrockuptibles, 18 février 2015